L’ÉCRITURE, POUR MÉMOIRE.
Recension de Georges Leroux, parue dans Le Devoir en 2010.
Si les grands lettrés chinois possédaient un trésor, reconnaissons qu’il était au point de départ très modeste : un peu d’encre, la pierre pour la diluer, un pinceau et le papier. Quand on ouvre la belle étude de Lucien X. Polastron, on voit comment ces objets rudimentaires furent portés au rang de trésors vénérables, au sein d’une culture qui fit de l’écriture le modèle de la beauté et de la sagesse. On trouve ici un choix de ces objets, tirés de leur milieu naturel, celui du cabinet du lettré. Des écrans de table, où se reflètent dans la pierre les motifs diaprés des ciels qui hantent la peinture classique à ces pains d’encre, ornés de ciselures gravées, tout ce matériel fait retour vers l’activité du lettré. Pour en comprendre les ressorts invisibles, il faut étudier les liens subtils entre la cosmologie taoïste et l’écriture. On découvre alors que l’ensemble primitif de ces objets reproduit, dans sa modestie même, l’échelle du monde et ses éléments fondamentaux. L’encre ne provient-elle pas du bois travaillé par le feu et rendue efficace par l’eau ? L’art du lettré résulte d’un projet symbolique raffiné : retrouver dans son travail la structure occulte de la nature. « La nature est chez soi dans le mot qui s’écrit. »
À la différence des grandes études sur la calligraphie chinoise, celles de Jean François Billeter par exemple, centrées sur les œuvres, le travail de Polastron se concentre sur les éléments matériels de l’écriture. Il en explore non seulement le lexique chinois, extraordinairement complexe, mais aussi l’histoire artisanale. Les traditions littéraires autant que les recettes anciennes, mêlant l’achuse et les bulbes d’opoponax malaxés dans l’huile de chanvre, sont ici rappelées avec minutie : un tel art repose sur des siècles de lentes découvertes dans l’usage des matières, que seule une étude attentive peut restituer. Des images modernes permettent de comprendre les procédés anciens. L’origine des premiers pinceaux est aussi émouvante que les évolutions de la technique des papiers, auxquels Polastron avait déjà consacré un magnifique ouvrage (Imprimerie nationale, 1999). Objets surprenants, comme ces pose-pinceaux de jade, sceaux millénaires, et tant d’autres témoins de l’écriture humaine, tout cela est ici présenté avec un texte érudit et sensible. Alors que l’écriture disparaît dans sa forme manuelle et que nos plumes seront bientôt elles aussi objets de musée, un livre comme celui-ci agit comme un rappel. À offrir aux fans du texto, pour mémoire.
Lucien X. Polastron, Le Trésor des Lettrés, Paris, Imprimerie Nationale, 2010, 224 p.